
En hommage à Phillip Villedrouin, donner du sens n’a jamais eu autant d’importance.
Ce matin, je ne suis même plus en colère. La rage, qui me brûlait les entrailles, n’est plus qu’une braise morne. Je regarde ces images avec ce poids lourd au creux du cœur. Ils ont incendié Le Montcel. Des flammes qui rongent l’ombre d’un rêve, mais cette fois-ci, Dieu merci, ils n’ont pas arraché un enfant des bras de sa mère pour le jeter aux bûchers affamés. Ils n’ont pas assassiné de religieuses. Ils n’ont pas violé de jeunes femmes. Non, cette fois-ci, ils ont seulement ravagé des pierres, des toits, des champs. Du bois, de la terre.
Mais l’œuvre d’une vie… c’est cela qu’ils ont réduit en charpie.
Qu’était Le Montcel ? L’incarnation d’un rêve tissé patiemment, pierre après pierre, par un homme d’affaires que la mort a pris avant que le feu n’ait pu dévorer son espoir. Le Montcel, c’était un hôtel de quarante chambres où la simplicité trouvait son luxe, un restaurant où des plats modestes prenaient des allures de festin, une ferme-école écologique où l’on arrachait des fruits de la terre avec le respect dû à une mère nourricière. Là-haut, les techniques d’irrigation, les savoirs ancestraux réinventés trouvaient leur souffle, dispensés aux cultivateurs que l’État oubliait dans les replis des collines.
C’était une utopie en miniature : des parcelles reboisées à force de bras, de sueur et de foi. Un centre de production de charbon à partir de ce que d’autres laissaient pourrir. Un projet où l’on façonnait l’espoir avec des outils rudimentaires. Et puis, il y avait cette chapelle à ciel ouvert, où se pressaient des gens de toutes religions, de toutes couleurs, de toutes origines, cherchant quelque chose au-delà du simple repos. Peut-être une paix que le monde d’en bas leur refusait.
Je me souviens. Ce matin clair où des compatriotes rassemblés là, qui avant leur séjour au Montcel ne s’entendaient sur rien, avaient accepté de passer trois jours ensemble. Un miracle d’entente fragile. Le dernier jour, ils s’étaient lavé les pieds les uns les autres, dans un geste humble mais haut en symbole. Puis ils avaient assisté ensemble à une messe d’unité improbable, voire miraculeuse : une Mambo lisant la première lecture, un pasteur baptiste chantant les psaumes, un évêque anglican prêtant sa voix à la seconde lecture, l’Évangile délivré par un évêque catholique, et enfin, un imam prêchant l’homélie.
Tout cela n’existe plus désormais. Hier, des brigands ont mis le feu au Montcel.
Je me tiens là, les yeux fermés sur un ciel éclaboussé de cendres. Le silence est lourd comme un linceul. Que reste-t-il du rêve de cet homme maintenant que l’odeur âcre du bois brûlé règne sur la montagne ? Peut-être un souvenir qui se meurt dans la mémoire de ceux qui ont connu cet espace voué au silence, à la paix d’un temps volé au chaos.
Je pense au lierre rampant sur les murs de l’auberge, ses vrilles obstinées cherchant la terre. Aux jardins de roses, aux pêchers en fleurs. À ces pins dressés comme des géants mélancoliques. Dans ce sous-bois, jadis, des enfants jouaient, leurs rires éclatant dans l’air pur. Dans une des nombreuses serres, j’avais vu Phillip enseigner aux jeunes comment lire la pluie, comment déchiffrer le langage secret des nuages et emmagasiner l’eau. Un savoir fragile, transmis dans un souffle, éphémère comme le vent.
Le Montcel n’était pas qu’un hôtel ou une ferme. C’était un rêve taillé dans la roche d’une utopie impossible, une tentative désespérée de relier les hommes à leur terre, de combler le vide laissé par les promesses politiques trahies. Ceux qui gravissaient la montagne n’y cherchaient pas seulement le repos, mais une forme de renaissance. Un retour au monde, lavé de ses ordures et de ses mensonges. J’ai vu des femmes planter là des semences avec la conviction de bâtir un avenir. J’ai vu des hommes pleurer en silence devant la beauté calme des collines. J’ai vu des hommes et des femmes qui se croyaient ennemis s’embrasser au matin du troisième jour d’une retraite. J’ai vu un marxiste demander à être baptisé.
Mais en une nuit, la montagne a perdu sa lumière. Pourtant, les cendres parlent. Les ruines gardent la mémoire de ceux qui n’ont pas renoncé. Les brigands n’ont pas seulement incendié un lieu, ils ont voulu briser un lien, étouffer une promesse faite à la terre elle-même, à notre Haïti commune.
Ce matin, le soleil perce faiblement à travers le voile gris. Je refuse de croire que tout est perdu. Dans l’odeur du bois calciné persiste une mémoire vivace. Une mémoire qui attend son heure pour renaître. Comme ces graines obstinées qui, malgré la sécheresse, finissent toujours par éclore.
DANIEL GÉRARD ROUZIER
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